Economie

Affaire ASER : Contours d’une décision Polémique Par Alioune Badara BEYE spécialiste en Passation de Marchés

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Affaire ASER : contours d’une décision polémique

L’Autorité de Régulation de la Commande publique (ARCOP) par décision n°107/2024/ARCOP/CRD/DEF du 02 Octobre 2024 du Comité de Règlement des Différends statuant en Commission Litiges a, décidé à titre conservatoire, de la suspension de l’exécution du marché signé entre l’ASER et AEE POWER EPC, une entreprise espagnole. Cette décision de l’ARCOP a suscité moult réactions, allant de l’ire de certains à des développements charriant une passion débordante.

Il convient tout d’abord, de dépassionner le débat, de le dépolitiser et de n’en faire qu’une lecture technique afin d’éviter les positionnements partisans et les commentaires tendancieux qui altéreraient le sens ou la portée de ladite décision.

L’ARCOP est un organe non juridictionnel, donc pas un tribunal. Le décret n°2023-832 du 05 avril 2023 fixant ses règles d’organisation et de fonctionnement définit en son article 2 sa mission qui, consiste à assurer la régulation du système de passation et d’exécution des contrats de la commande publique.

L’alinéa 2 de l’article précité permet entre autres à l’autorité de régulation de « (…) rendre des avis ou de proposer des solutions dans le cadre du règlement à l’amiable des litiges nés à l’occasion de leur exécution ».

L’article 2.9 dudit décret donne également autorité à l’ARCOP de recevoir des réclamations relatives à l’exécution des marchés publics et des contrats de partenariat public-privé dans le cadre de la procédure de règlement amiable visé par le Code des Marchés publics et la loi relative aux contrats de partenariat public-privé.

Au sein de l’ARCOP, est créée un Conseil de Régulation dont le Président préside par ailleurs le Comité de Règlements des Différends (CRD) qui, peut être saisi soit sous forme d’une commission Litiges, soit en formation disciplinaire. C’est ce CRD composé en sus du Président du Conseil de Régulation, d’un représentant du Ministère de la Justice, d’un représentant du secteur privé et d’un représentant de la société civile qui, en Commission Litiges, conformément à l’article 19 du décret 2023-832 du 05 avril 2023 « peut recevoir des dénonciations des irrégularités de toutes procédures constatées par les parties intéressées ou celles connues de toute autre personne avant, pendant et après la passation ou l’exécution des marchés publics ou des contrats de partenariat public-privé ; si ces faits caractérisent des violations de la règlementation relative à la passation ou l’exécution des marchés publics ou des contrats de partenariat public-privé… » , a rendu la décision ‘’ polémique’’. 

Le Directeur général de l’ARCOP est rapporteur du CRD et n’a pas une voix délibérative. Cependant, il assure l’instruction des dossiers soumis au CRD. Il y a donc lieu d’éviter cet amalgame qui consiste dans le présent dossier à soutenir que l’ancien DG de l’ARCOP aurait décidé de la suspension de l’exécution du marché. Par ailleurs, la décision objet de controverse a été prise le 02 Octobre et non le 07 du même mois ; donc pas après le remplacement du DG qui est cité à tort.

Cependant, on peut valablement se poser la question de la légalité de la décision de suspension de l’exécution du marché et se demander si l’ARCOP a outrepassé ses prérogatives en ce sens que les articles 2 et 20 du décret portant organisation et fonctionnement n’ont prévu à ce stade, que la possibilité de rendre des avis ou de proposer des solutions dans le cadre amiable et de tenter de concilier les parties concernées sur les saisines liées à l’exécution. Toutefois, l’article 20 du décret précité va plus loin en autorisant la Commission Litiges à « statuer sur les irrégularités et violations des réglementations communautaires et nationales qu’elle constate ».

Il est par ailleurs, utile de s’interroger sur la procédure de passation du marché de base. En effet, le marché passé par l’ASER et AEE POWER EPC fait suite à une offre spontanée. L’article 83 du Code des Marchés publics (CMP) précise les conditions de la mise en œuvre d’une offre spontanée et décline les modalités de sa passation par entente directe. Ainsi donc, l’autorité contractante peut recourir à la négociation directe, après avis préalable de l’organe en charge du contrôle des marchés publics, avec une entreprise présentant une offre spontanée dans les conditions cumulatives suivantes :

  • si le montant estimatif du marché concerné est au moins égal à cinquante (50) milliards de FCFA ;
  • si le financement intégral du marché est apporté par l’entreprise conformément aux règles d’endettement du Sénégal ;
  • si l’entreprise, dans le cas où elle serait de droit non communautaire, s’engage à :
  • apporter le financement intégral sans la garantie souveraine de l’Etat ;
  • sous-traiter aux nationaux une part du marché qui ne peut être inférieure à 20% du montant total ;
  • définir, le cas échéant, un schéma pouvant assurer un transfert de compétences et de connaissances.

En conséquence de ce qui précède, il est aisé de constater que l’entreprise AEE POWER EPC ne pouvait passer de marché par entente directe sans pour autant s’engager à sous-traiter au moins 20% du montant du marché et qu’elle ne peut être bénéficiaire de la garantie souveraine de l’Etat ; d’où la nécessaire implication d’un sous-traitant. 

Les questions que l’on pourrait légitimement se poser sont :

  • AEE POWER EPC peut-il légalement souscrire avec ASER sans sous-traitant nationaux ?
  • Qu’en est-il d’une éventuelle garantie souveraine obtenue par l’entreprise espagnole ?
  • Quel est le lien entre AEE POWER EPC et AEE POWER Sénégal ?
  • AEE POWER Sénégal est-il sous-traitant ou juste un mandant ?
  • Le contrat devrait-il prévoir le paiement d’une avance de démarrage dans le cadre d’une offre spontanée (financement intégral du marché par l’entreprise) ?

Les réponses à ces questions permettraient sans doute de mieux comprendre les tenants et aboutissement du marché querellé.

Quoiqu’il en soit, la nouvelle direction de l’ASER aurait gagné à s’assurer que les conditions listées à l’article 83 du CMP ont été respectées par l’ancienne équipe dirigeante avant de s’engager dans un avenant, surtout après avoir constaté une éventuelle surfacturation qui proviendrait du sous-traitant ou du mandataire. Le ver était vraisemblablement dans le fruit.

Quid de la responsabilité du titulaire du marché qui pourtant a affirmé sans ambages devant la presse avoir consenti à un sacrifice et semble donc confirmer la première offre ?

Il est également apparu dans l’explication des dirigeants de l’ASER d’une sous-traitance du marché litigieux durant ce qu’ils appellent « renégociation », à hauteur de 50% ; ce qui constituerait une entorse à la réglementation en ce sens que l’article 48 du CMP plafonne la sous-traitance à 40 % du montant du marché. A 50%, nous ne sommes plus dans la sous-traitance mais dans la cotraitance.

Il faut en effet saluer la volonté des nouvelles autorités de l’ASER de refuser toute surfacturation et ce dans le but d’une excellente gestion des deniers publics et une meilleure satisfaction des besoins de populations, mais il sied par ailleurs de s’engager dans le strict respect des lois et règlements en vigueur.

N’aurait-il pas été plus judicieux de résilier le marché que de tenter une renégociation du contrat d’autant plus que le code des marchés ne permet la modification du marché de base que par avenant ? 

A ce propos, il sied de noter que l’avenant a malheureusement des limites surtout s’il s’agit de surfacturations, vu que l’alinéa 2 de l’article 23 du CMP dispose « qu’un avenant n’a pas pour effet ou pour objet de se substituer au marché initial, soit en bouleversant l’économie du marché, soit en changeant fondamentalement son objet… ». L’avenant a d’autant plus de limites que selon l’article 24 du CMP « L’augmentation ou la réduction des fournitures, services ou travaux résultant d’un ou plusieurs avenants ne doit en aucun cas dépasser 30% du montant du marché initial, après application des éventuelles clauses d’actualisation et de révision ». La pertinence d’un avenant pourrait dès lors que la surfacturation aurait atteint plus de 30%, poser problème.

Il y a également lieu de constater pour le dénoncer la non communication des dossiers réclamés par le CRD afin de lui permettre de statuer sur le fond d’autant plus que l’article 92 du code des marchés publics prévoit que les décisions du CRD sont immédiatement exécutoires. Si toutes les autorités contractantes se permettaient cette défiance, l’existence de l’ARCOP ne se justifierait plus. Le respect de l’autorité et de la réglementation est non négociable. Ceci rappelle le douloureux épisode du refus de cet ancien ministre de recevoir les magistrats de la Cour des Comptes. 

Et d’ailleurs, comment dénoncer la décision de l’ARCOP sans au préalable lui fournir les éléments de réponse mis à la disposition du public ? 

On peut valablement s’interroger sur les décisions de l’ARCOP et même comme le permet la loi, les attaquer à la chambre administrative de la Cour Suprême mais, il est inadmissible de ne pas respecter l’organe de régulation, au risque de fragiliser le système des marchés publics qui, quoiqu’on dise, est une référence en Afrique.

Nous avons à travers cette affaire, une belle occasion de voir, ce différend tranché par la chambre administrative de la Cour Suprême afin d’avoir une jurisprudence sur cette question de grand intérêt pour les praticiens des marchés publics et autres chercheurs.

Alioune Badara BEYE

Spécialiste en Passation de Marchés

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